Connu pour ses batailles contre l’industrie minière et les
paradis fiscaux, l’auteur et philosophe Alain Deneault remonte au front.
Cette fois, pour dénoncer le sommeil de la pensée critique et la
médiocrité hissée au rang de norme sociale, dans de nombreux cercles de
pouvoir.
La médiocratie est né d'une inquiétude, d'un sentiment de nécessité, celui de résister.
«On n'est jamais aussi conformiste que comme individualiste.»
Pour M. Deneault, on se conforme à un ordre qui est son propre cancer. À
la faveur de combines et de grenouillages à la petite semaine, la
médiocratie nous amène à complètement perdre de vue des enjeux autrement
importants - la justice sociale, l'écologie - qui méritent parfois
qu'on résiste aux tentations.Il s'agit donc de se penser comme un sujet collectif, «car c'est ce que
nous sommes», répète l'auteur-philosophe. Et une fois qu'on a considéré
ça, «il s'agit de réapprendre à parler».
«Il faut penser mou et le montrer. L’assaut a bel et bien été lancé, les médiocres ont pris le pouvoir », clame dès la première page
La médiocratie, le dernier coup de fronde de l’auteur polémiste.
À n’en pas douter, Alain Deneault a le sens de la formule et bien plus. L’auteur des brûlots
Noir Canada et
Paradis fiscaux
récidive dans ce nouveau pavé contre ce qu’il considère être le nouveau
poison social. L’omniprésence d’un nouvel ordre invisible, qui
privilégie la norme, le terne milieu, le consensus à tout prix au
détriment d’idées lumineuses, dérangeantes.
Des exemples ? Des politiciens qui éludent les enjeux controversés,
des universitaires qui accouchent de recherches complaisantes pour
plaire aux subventionnaires, des universités qui étouffent la pensée
critique plutôt que d’encourager l’audace. Loin de ne contaminer que les
hautes sphères du pouvoir, la médiocrité étend ses tentacules jusqu’au
petit travailleur qui tait la collusion ou l’ineptie de ses supérieurs
pour grimper dans l’échelle sociale.
« En ce moment, estime Deneault
, nous nageons dans l’extrême centre, le tout gris, l’évidence réfléchie. La médiocratie, c’est le sommeil de la pensée critique », dit-il, prenant pour exemple les charabias édulcorés propres aux campagnes électorales.
Ce nouvel essai critique n’est pas né des enquêtes fouillées qui ont
fait la marque de Deneault — et lui ont valu une poursuite-bâillon de
l’industrie minière en 2008 —, mais d’un exercice de réflexion sur
« cet enjeu colossal mais plus flou » qui afflige nos contemporains.
« Les appareils du pouvoir, de par leurs stratégies, enjoignent aux acteurs sociaux de rester moyens. Ce qui me gêne,
c’est que ça impose des limites aux gens, ça leur impose de ne pas
exprimer un potentiel. La médiocrité non seulement a pris le pouvoir,
mais empêche l’émergence de propositions fortes », insiste l’auteur.
Et qui sont donc ces médiocres qui nous dirigent ? Deneault pointe du doigt tous ces cercles qui permettent à de
« parfaits incompétents » d’accéder au pouvoir,
« s’ils jouent le jeu ».
En cette ère post-commission Charbonneau, où le Québec a vu des
dizaines de hauts placés, maîtres du mensonge et de la collusion,
déculottés sur la place publique, l’ouvrage coup de poing vise bien plus
que les seules classes politiques ou financières. Les avaries causées
par cette culture de la médiocrité sont partout, déplore-t-il, y compris
chez ceux qui devraient être les gardiens de la pensée.
Les universités dans la mire
« Dans les universités, il y a une prime à la
médiocrité quand on encourage la production d’articles non signifiants,
l’autocensure, la complaisance au détriment d’idées originales. Je ne
dis pas que tous les universitaires sont médiocres, mais il y a un
incitatif sérieux à faire de “petites” choses pour obtenir des
subventions, des avancements, en utilisant des mots vides, sans impact
social », critique Deneault. Et vlan.
Les auteurs de thèses qui dérangent, croit-il, ont tôt fait de voir
leurs fonds se tarir si leurs conclusions égratignent quelques
industries. À l’inverse, décrie l’auteur chargé de cours à l’Université
de Montréal, l’obsolescence programmée, la colonisation de l’esprit par
la publicité font partie des champs de recherche hautement subventionnés
dans les institutions du savoir.
La victoire du moyen
Cette pensée « moyenne » va jusqu’à teinter le langage savant, au
point que des ouvrages ne parlent plus de « révoltes politiques », mais
de « résilience », et que des penseurs génèrent des termes insipides
comme « la gouvernance », la « militance » ou la « survivance ».
« La glose universitaire est pourrie », martèle l’ouvrage polémique.
Toute la société est mise en cause dans ce plaidoyer contre les
« moyennement compétents ». Même le milieu culturel n’échappe pas à la salve quand Deneault décrie la main tendue à Pierre Karl Péladeau par ces
« 101 artistes [qui]
appuient publiquement l’arrivée en politique d’un bailleur de fonds de
leur production, un magnat de la presse par ailleurs, fossoyeur de
culture si l’on en juge par le mauvais goût dont ses journaux font
preuve ». Les artistes, eux aussi, jouent le jeu et participent tristement
« à un cirque d’un genre nouveau ».
«
Dans mes livres précédents, je visais des
sphères puissantes. Là, j’aborde quelque chose de sournois qui touche
même ceux qui ont abdiqué, non pas par choix, mais parce qu’ils y sont
constamment poussés. La médiocratie s’approche de la corruption quand
elle amène des gens à faire le contraire de ce qu’ils devraient. Les
pharmaceutiques qui font des médicaments qui rendent les gens malades ou
les économistes qui n’ont aucun sens critique face à la haute finance, à
mon avis, c’est pire que d’accepter une bouteille de vin », avance Deneault.
En ce sens, l’époque manque cruellement de Claude Robinson, semble
nous dire l’intellectuel de gauche. Est-ce pire qu’avant ? L’histoire a
toujours connu son lot de médiocres, de traficoteux en quête de pouvoir,
mais les dernières décennies, envahies par la pensée « managériale »,
ont « institutionnalisé » la médiocrité, croit Deneault.
« Révolutionnaire non romantique »,
Alain Deneault savait qu’il serait taxé d’élitisme, d’intellectualisme
en commettant son brûlot. C’est plutôt par réalisme, et non pas par
moralisme, qu’il affirme lancer ce cri du coeur. «
Dans les années 70, les idéalistes pensaient ainsi. Aujourd’hui, nous n’avons juste pas le choix, conclut-il
. Quand 1 % des plus nantis sont sur le point de disposer de la majorité des richesses mondiales, que 80 %
des écosystèmes sont menacés, nous n’avons pas le luxe de rester
médiocres. Le bien commun, la chose commune sont exclus du discours
médiocre. On ne peut réduire nos vies à ce genre de petites combines.
Notre époque mérite mieux. »
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