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mercredi 20 juin 2018

Les jurés croiront-ils Tony Accurso ?




Un procès pour corruption ressemble, sous certains aspects, à un procès pour agression sexuelle. C’est souvent la parole de l’un contre celle de l’autre.
C’est la grande difficulté à laquelle le procureur de la Couronne, Richard Rougeau, a été confronté au cours du procès pour fraude, complot et corruption de l’entrepreneur Tony Accurso, qui se terminera sous peu au palais de justice de Laval. Calme et confiant – du moins, en apparence – ce dernier assiste aux procédures assis non loin de son avocat, Me Marc Labelle.
Pas d’arme du crime ou de traces d’ADN, évidemment, dans un procès de ce genre. Les crimes allégués n’ont laissé aucune trace. Il s’agit de rencontres entre entrepreneurs, d’échanges d’argent comptant. On reproche à Accurso de s’être secrètement entendu avec des entrepreneurs concurrents pour obtenir sa part des contrats de travaux publics sur le territoire de la Ville de Laval et d’avoir versé une ristourne au parti du maire de l’époque, Gilles Vaillancourt, qui exigeait 2% de la valeur des contrats octroyés. Le maire désignait l’entreprise gagnante avant même l’appel d’offres et les entrepreneurs s’organisaient entre eux pour s’assurer que la gagnante désignée présente la soumission la plus basse tout en se gardant une marge de profit appréciable.
Tony Accurso (à gauche) et son avocat, Me Marc Labelle.
Au mieux, la Couronne aurait pu mettre la main sur des vidéos de caméras de surveillance ayant capté des échanges de liasses de billets, sur des livres comptables trafiqués ou des chèques louches. Mais elle ne dispose pas de ce genre d’éléments incriminants.
La preuve repose sur les témoignages de ceux qui ont présumément comploté avec M. Accurso, ces entrepreneurs et ces collecteurs de fonds qui faisaient partie de ce vaste système de partage de contrats. La Couronne en a appelé 8 à la barre.
L’issue de ce procès repose donc entièrement sur la crédibilité de ces témoins. Le jury de sept hommes et cinq femmes a maintenant la lourde tâche de déterminer lesquels d’entre eux semblaient dire la vérité lors de leur passage dans le box des témoins. « Demandez-vous comment vous avez perçu ces témoignages, dans vos tripes, dans votre coeur», leur a dit le procureur de la Couronne lors de sa plaidoirie finale, lâchant pour un instant ses notes des yeux.

De longues réponses

Les jurés croiront-ils le collecteur de la ristourne, Marc Gendron, qui affirme avoir reçu des mains de M. Accurso deux enveloppes contenant 200 000 $ qui se trouvaient dans le coffre de sa voiture dans le fond du stationnement de son restaurant L’Onyx vers 2002 ?
Ou croiront-ils Tony Accurso, qui affirme que cela ne s’est jamais produit ?
Croiront-ils Mario Desrochers, responsable du trucage des soumissions chez Sintra, qui affirme avoir voulu quitter le système de collusion après une crise d’angoisse ? Une réunion  dans les bureaux de l’entreprise de M. Accurso Louisbourg Constructions a été organisée pour l’en dissuader, a-t-il raconté.
Ou croiront-ils Tony Accurso, qui a nié avoir participé à une telle réunion?
Croiront-ils Gilles Théberge, ex-dirigeant de Valmont Nadon Excavation, qui a affirmé s’être régulièrement rendu chez Louisbourg Constructions pour discuter de partage de contrats avec le bras droit de Tony Accurso, Joe Moluso ? Un jour de 2005, ils ont dû faire appel à M. Accurso pour dénouer un litige au sujet d’un contrat de 4 millions de dollars (l’installation d’un collecteur d’égout pluvial) que le maire Vaillancourt avait par erreur promis aux deux entreprises. Ils ont demandé à M. Accurso d’intervenir auprès du maire. «Tony va s’en occuper», aurait alors dit Joe Moluso.
Ou croiront-ils Tony Accurso, qui a offert une autre version de l’histoire ?
Il reconnaît que Moluso et Théberge sont bel et bien venus dans son bureau, mais affirme n’avoir rien compris à leurs explications confuses. Il attendait un appel de la plus haute importance au sujet d’une acquisition d’entreprises et aurait mis fin à la conversation en disant : «Je m’en occupe». «Plus tard, j’ai demandé à Joe Moluso de m’expliquer de quoi il s’agissait, mais il m’a dit que je n’avais plus besoin de m’en occuper», a dit avec assurance Tony Accurso, lors de son témoignage.
« Ceux qui avaient les mains dedans, c’étaient ses bras droits, notamment Joe Moluso. Tony Accurso intervenait seulement lorsque c’était nécessaire. »
— Richard Rougeau, procureur de la Couronne
Durant les deux jours qu’il a passé à la barre, Tony Accurso s’est régulièrement tourné vers les jurés pour offrir de longues réponses, esquissant souvent un sourire à l’évocation d’anecdotes sur l’édification de ses entreprises, dont le chiffre d’affaires a atteint un milliard de dollars il y a une dizaine d’années. Il rêvait de bâtir une multinationale québécoise, a-t-il répété, et passait l’essentiel de son temps à faire des acquisitions et fusions d’entreprises. Son avocat, Me Marc Labelle, a passé des heures à faire la démonstration que M. Accurso était beaucoup trop occupé pour avoir le nez dans des soumissions de petits travaux publics à Laval. Il a fait projeter sur les écrans de la salle d’audience 47 photos montrant notamment des projets réalisés par le groupe Accurso à la rivière Rupert à la Baie-James, un projet de pont au Nouveau-Brunswick, des tours à condos et des édifices à bureaux à Montréal et un immense tuyau livré en Libye.
La théorie de la Couronne, a rappelé le procureur Me Rougeau lors de sa plaidoirie, c’est que Tony Accurso ne trempait pas dans la collusion à Laval au quotidien. «Ceux qui avaient les mains dedans, c’étaient ses bras droits, notamment Joe Moluso. Tony Accurso intervenait seulement lorsque c’était nécessaire», a-t-il précisé en s’adressant au jury.
L’existence d’un tel système de collusion à Laval ne fait plus de doute. Une bonne partie des 37 personnes arrêtées en 2013 par l’UPAC ont plaidé coupable à des accusations de fraude et de corruption, dont l’ex-maire Gilles Vaillancourt et le bras droit de Tony Accurso, Joe Moluso.

Crédibilité attaquée

Mais cela, les jurés ne peuvent pas en tenir compte. Ils doivent décider du sort de Tony Accurso en fonction de la preuve présentée devant eux, rien de plus, et en gardant en tête les principes de doute raisonnable et de présomption d’innocence, à la base de tout procès criminel. Le procureur de la Couronne a donc d’abord dû faire la preuve de la participation des entreprises d’Accurso au stratagème, en faisant témoigner des membres du système de collusion. Il a ensuite longuement questionné l’homme d’affaires au sujet de Joe Moluso, un homme que Tony Accurso considérait comme son frère lorsqu’il l’a nommé à la tête de Louisbourg Construction. L’accusé a dit qu’il lui faisait entièrement confiance.
«J’engageais pas des yes men. Je voulais des leaders, ça me libérait du temps pour faire des acquisitions d’entreprise», a témoigné Accurso.
Il affirme n’avoir appris qu’en 2013, le jour de leur arrestation respective que Joe Moluso avait trempé dans le système de collusion. Plus tard, ce jour-là, il a questionné son bras droit, qui a reconnu sa culpabilité. Accurso affirme qu’il s’est alors senti «trahi».
La rumeur de l’existence d’un système de collusion était pourtant parvenu aux oreilles de Tony Accurso deux fois au cours des quinze années précédentes, par la bouche de son grand ami Claude Asselin, alors directeur général de la Ville de Laval, a reconnu l’accusé.
Les deux fois, l’homme d’affaires a convoqué Joe Moluso, ainsi que Frank Miniccuci, président de son entreprise Simard-Beaudry, qui lui ont assuré qu’ils n’avaient rien à voir là-dedans.
« Savez-vous ce qu’il y a de pire qu’un témoin pas fiable? Huit témoins pas fiables »
— Me Marc Labelle, avocat de Tony Accurso
« Avez-vous passé par une séance plus formelle pour en parler ?» a demandé le procureur de la Couronne lors d’un contre-interrogatoire serré, au cours duquel le juge lui a d’ailleurs demandé de rester à quelques mètres du box des témoins pour poser ses questions.
«Non, à mon avis, on avait fait assez de meetings. On n’a pas besoin de faire six meetings pour la même raison», a répondu Tony Accurso.
«Je suggère que ça mérite plus qu’un meeting sur le coin d’une table», a commenté le procureur de la Couronne.
Même après son arrestation, Joe Moluso est demeuré au sein des entreprises du groupe Accurso. Après la vente de ces dernières, il est demeuré à titre de conseiller auprès des enfants d’Accurso, des ingénieurs qui se sont partis en affaires.
Un fait sur lequel le procureur de la Couronne a longuement insisté lors de sa plaidoirie, face aux jurés. « Après 20 ans de trahison majeure, il conseille les enfants d’Accurso. Quand vous vous retirerez, réfléchissez à la crédibilité de ça. Est-ce que c’est plausible, ça ?», a-t-il demandé.
La veille, c’est la crédibilité des témoins de la Couronne qui avait été attaquée par l’avocat de Tony Accurso, Me Marc Labelle. « Savez-vous ce qu’il y a de pire qu’un témoin pas fiable? Huit témoins pas fiables », a lancé l’avocat. La plupart de ces témoins ayant reconnu leur participation au cartel, Me Labelle a souligné qu’il s’agissait de «criminels» ayant des «antécédents de malhonnêteté ».
C’est maintenant aux jurés de déterminer qui semble dire la vérité.