Alors que les gouvernements fédéral et provinciaux
dénoncent à juste raison le recours aux paradis fiscaux par les riches
véreux, leurs caisses de retraite y détiennent des dizaines de milliards
d’actifs. Et ce, avec la bénédiction des gouvernements.
À elle seule, laCaisse de dépôt et placement du Québec détient
des actifs d’environ 23 milliards $ dans les paradis fiscaux, dont les
îles Caïmans, les Bermudes, Guernesey, Jersey, Luxembourg, Panama. Selon le dossier des Paradise Papers, six autres des huit
plus grands gestionnaires de caisses de retraite publiques au Canada
posséderaient également d’importants placements dans les paradis
fiscaux, dont l’Office d’investissement du régime de pensions du Canada,
le Régime de retraite des enseignants de l’Ontario, l’Office
d’investissement des régimes de pensions du secteur public, le British
Columbia Investment Management Corp., le Régime de retraite des employés
municipaux de l’Ontario et l’Alberta Investment Management Corp.
Et pourquoi les caisses publiques de retraite investissent-elles
dans les paradis fiscaux ?
Pour éviter de payer de l’impôt ! Et de
permettre ainsi aux Québécois et autres Canadiens d’engranger le plus
d’argent possible dans les grandes caisses de retraite gouvernementales,
comme la Caisse de dépôt et placement du Québec. C’est donc pour le « bien commun » que les caisses de retraite
gouvernementales utilisent les paradis fiscaux pour y faire fructifier
une partie des centaines de milliards qu’elles gèrent. Quelle hypocrisie
Si les paradis fiscaux continuent d’attirer tant de riches
individus et de sociétés pour y brasser de lucratives affaires, c’est
parce que les gouvernements des pays industrialisés, comme le Canada,
permettent à leurs grandes caisses de retraite d’y poursuivre leurs
activités financières.
Par contre, si demain matin, les gouvernements interdisaient à
leurs propres caisses de retraite d’y investir et leur ordonnaient de
retirer graduellement les fortunes englouties dans les centaines de
fonds d’investissement qui y ont pignon sur rue, les paradis fiscaux
perdraient une grande partie de leur attrait.
Mais que les riches utilisateurs des paradis fiscaux se rassurent !
Sur la place publique, les gouvernements vont continuer de dénoncer le
recours aux paradis fiscaux qui leur font perdre d’énormes revenus en
impôts et taxes, tout en poursuivant évidemment leur chasse aux vilains
fraudeurs.
Toutefois, comme leurs propres grandes caisses de retraite
détiennent elles-mêmes des sommes astronomiques dans les paradis
fiscaux, les gouvernements ne vont pas leur en interdire l’accès et les
paradis fiscaux vont survivre sans perdre de gros clients. La chasse
Cela fait plusieurs années que le gouvernement fédéral pourchasse
les fraudeurs qui omettent de déclarer les revenus accumulés dans les
paradis fiscaux.
Au cours des trois années allant d’avril 2014 à mars 2017, Revenu
Canada a découvert 1 milliard de revenus non déclarés. Ce qui lui a
permis de récupérer 284 millions en impôts impayés. Bel effort ! Mais ces 284 millions d’impôts récupérés ne
représentent qu’une petite fraction des 3 milliards d’impôts(9,4%) esquivés
annuellement au Canada par les particuliers et les sociétés qui ont
recours aux paradis fiscaux.
Les « Paradise Papers » révélés par Le Monde
et ses partenaires internationaux sont le dernier en date d’une longue
série de scandales financiers, qui ont chacun levé à leur façon une
partie du voile sur le monde opaque des paradis fiscaux, de l’évasion fiscale et du blanchiment d’argent.
Des millions de documents confidentiels entre les
mains de centaines de journalistes : le monde des paradis fiscaux
fait l’objet d’une nouvelle fuite massive
d'informations. En collaboration avec des
médias de partout
dans le monde, Radio-Canada épluche depuis des mois
cette montagne de données, véritable fenêtre sur
un univers obscur.
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Après les Panama Papers, voici l’une des plus
importantes fuites d’informations de l’histoire : les Paradise Papers.
Cette divulgation de plus de 13 millions de
documents nous en apprend plus sur les liens entre les paradis fiscaux
et
quelque 120 politiciens et leaders mondiaux. Nous
avons découvert entre autres des informations
sur d’ex-premiers ministres canadiens, de grands argentiers du Parti libéral du Canada,
la reine Élisabeth II et des proches du président américain Donald Trump. De grandes multinationales
comme Apple et Nike se retrouvent aussi dans la fuite.
Pour stocker toutes ces données, équivalant à 1,4 téraoctet (To), il faudrait près de 90 iPhone de 16 Go.
Voici comment se compare cette fuite à celles survenues au cours des dernières années.
Les millions de documents ont été obtenus par le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung, puis
partagés avec le Consortium international des journalistes d’enquête (ICIJ) et ses partenaires médias,
dont fait partie Radio-Canada.
Documents corporatifs, courriels, images, fichiers
PDF et Excel et même des vidéos… les millions de fichiers que l’on
retrouve
dans la fuite sont aussi nombreux que variés. Et ils
proviennent de différentes sources.
La fuite comprend des documents de deux cabinets qui oeuvrent dans des paradis fiscaux :
Appleby
Asiaciti Trust
Les Paradise Papers nous ouvrent aussi l’accès à des
registres d’entreprises de 19 territoires reconnus pour leur opacité.
Le recours aux paradis fiscaux ne date pas d’hier.
Les documents obtenus couvrent une période de près de 70 ans, soit
des années 1950 à 2016.
D’ex-premiers ministres dans la fuite
D’anciens premiers ministres canadiens ont des liens
avec le monde des paradis fiscaux, selon les Paradise Papers.
Note importante. Ce n’est pas parce que des personnes ou des entreprises se retrouvent
dans les Paradise Papers qu’ils ont commis des actes illégaux ou immoraux.
Paul Martin
L’entreprise navale Canada Steamship
Lines (CSL), dirigée pendant de nombreuses années par l’homme d’affaires
et ex-politicien
libéral, est un important client
d’Appleby. La fuite révèle l’existence d’une quinzaine de
sociétés liées à CSL dont la plupart
sont enregistrées aux Bermudes, où le taux d’imposition
est nul. Dans un document d’Appleby on
peut lire que CSL souhaite recevoir « peu ou aucune correspondance »
à Montréal de la part d’une de ses
sociétés des Bermudes. On préfère le téléphone. Paul Martin n’a pas
souhaité commenter, puisqu’il a cédé le contrôle
de la compagnie à ses fils avant de
devenir premier ministre du Canada en 2003. Dans
un courriel, CSL dit respecter les lois
partout où elle fait affaire.
Photo : AP/Kenzaburo Fukuhara
Jean Chrétien
L’ex-premier ministre canadien est nommé
dans un seul document de la fuite. Il s’agit d’un registre interne
détaillant les
options d’achat de Madagascar Oil
Limited, une société incorporée aux Bermudes. Joseph Jacques
Jean Chrétien – son nom complet – y est
listé comme titulaire de 100 000 options d’achat.
L’ex-politicien confirme avoir été
embauché comme consultant par cette compagnie après avoir
quitté la politique, mais assure n’avoir
jamais reçu, ni même été informé, des options à
son nom.
Photo : PC/Paul Chiasson
Brian Mulroney
Dans les Paradise Papers, on voit que
l’ex-premier ministre progressiste-conservateur a siégé à partir de 2004
au conseil
d’administration de Said Holdings, une
société incorporée aux Bermudes. Cette société appartient
au milliardaire syrien Wafic Saïd, qui a
servi d’intermédiaire dans un contrat militaire
controversé entre la Grande-Bretagne et
l’Arabie saoudite. Brian Mulroney est « fier »
d’avoir servi à ce C. A. et considère
Wafic Saïd comme un « bon ami », a indiqué
son avocat. De son côté, Wafic Saïd dit
qu’il est « fier » d’avoir joué un rôle
dans la transaction entre les deux pays.
Photo : PC/Paul Chiasson
Appleby, c’est quoi ça?
La majorité des informations que l’on retrouve dans
les Paradise Papers proviennent d’Appleby, un cabinet d’avocats réputé
et primé à plusieurs reprises pour son travail dans
les paradis fiscaux. L’entreprise, qui emploie plus
de 700 personnes, a un chiffre d’affaires annuel de
plus de 125 millions dollars.
D’anciens employés sont aujourd'hui des parlementaires, des juges et des représentants de gouvernements.
Le groupe a démarré ses activités vers la fin des
années 1890, aux Bermudes. Aujourd’hui, ses bureaux sont éparpillés
un peu partout dans le monde, autant en Amérique
qu’en Europe et en Asie. Ils ne sont pourtant pas situés
dans de grands centres, sauf en Chine, mais plutôt
sur de petites îles reconnues pour la légèreté de
leur fiscalité et le secret offert aux
investisseurs.
D’un bout à l’autre de la planète, les avocats
d'Appleby guident leurs clients dans l’univers des paradis fiscaux. Le
cabinet
a ouvert et fermé des milliers de compagnies depuis
les années 50.
Mais tout n’est pas rose dans le monde d’Appleby. La
fuite de près de 7 millions de documents touchant directement ce
cabinet montre qu’il a parfois failli à tenir à
l'écart des clients douteux.
« Une partie de la merde que nous acceptons est
incroyable, totalement ahurissante », indiquent les notes d’une
présentation préparée par le directeur de la
conformité d’Appleby en 2011. « Nous avons actuellement
un cas où nous avons quelque 400 000 $ qui est
assurément entaché et ce n'est pas facile à
gérer. »
Le cabinet Appleby n’a pas donné de réponse précise
aux nombreuses questions du Consortium international des journalistes
d’enquête. Dans un communiqué, l’entreprise affirme
suivre les plus hauts standards.
Appleby
« Nous sommes
un cabinet d’avocats qui conseille des clients sur des manières
légitimes et légales de mener leurs affaires. C’est vrai que nous ne
sommes pas infaillibles. Lorsque nous constatons que des fautes ont été
commises, nous agissons rapidement pour corriger le tir et nous avisons
les autorités compétentes. »
Si les clients d’Appleby se trouvent pour la plupart
aux États-Unis et au Royaume-Uni, le Canada se retrouve aussi en haut
de la liste du cabinet. Il figure au septième rang,
selon notre analyse de toutes les adresses contenues
dans la fuite.
Appleby compte comme clients non seulement des
multimillionnaires qui souhaitent faire fructifier leurs fortunes en
réduisant
leur fardeau fiscal, mais aussi un nombre important
de multinationales.
En faisant transiter des profits vers des sociétés
basées à l’étranger, comme aux Bermudes, aux îles Caïmans ou dans
d’autres
paradis fiscaux, les multinationales parviennent à
réduire leurs impôts dans les pays où elles font des
affaires.
Les documents consultés montrent comment plus d’une
vingtaine de géants du commerce ont construit, avec l’aide d’Appleby,
des structures d’entreprise complexes pour parvenir à
leurs fins.
On retrouve notamment la populaire compagnie Apple.
En 2013, une enquête du Sénat
américain a déterminé que l’inventeur de l’iPhone
avait évité de payer des dizaines de milliards de dollars
en impôts grâce à ses filiales en Irlande, où elle
avait négocié un taux d’imposition de moins de 2 %.
La compagnie s’est donc tournée vers le cabinet
Appleby pour trouver une autre manière de profiter d’avantages
fiscaux. Apple dit avoir expliqué aux autorités sa
nouvelle structure d’affaires et que cela ne réduisait
pas ses impôts dans aucun pays.
Pour sa part, le fabricant de chaussures Nike a créé une société dans un paradis fiscal
pour gérer sa fameuse marque de commerce « Swoosh ».
Pour Nike, et d’autres compagnies, la stratégie
consiste à déplacer ses marques, secrets commerciaux et autres
propriétés
intellectuelles à l’étranger. Les succursales du
monde entier doivent ainsi payer pour utiliser un logo,
par exemple, dont les profits se retrouvent dans un
pays où le taux d’imposition est quasiment nul. Il reste donc moins
d’argent dans les pays où se retrouvent les
activités et les employés de l’entreprise. Cette stratégie,
bien que contestée, est légale.
« Nike se conforme entièrement aux réglementations fiscales », a répondu l’entreprise à l’enquête de l’ICIJ.
D’autres noms connus dans la fuite?
Il n’y a pas que des multinationales et des
Canadiens qui sont exposés par cette fuite. Des membres de la royauté,
des politiciens,
des hommes d’affaires et des vedettes
internationales sont aussi connectés à Appleby, sans pour autant
avoir agi illégalement.
Élisabeth II
Les documents d’Appleby révèlent que la
reine d’Angleterre a des investissements dans un fonds de placement des
îles Caïmans.
Ce fonds a investi à son tour dans une
société qui contrôlait un controversé détaillant britannique
d’articles ménagers. Les taux d’intérêt
qui accompagnaient les paiements hebdomadaires, pour
une machine à laver par exemple,
pouvaient atteindre 99,9 %. Un porte-parole d’Élisabeth
II a affirmé au quotidien britannique The Guardian qu’il n’était pas au courant de l’investissement dans ce détaillant d’articles ménager. La
reine paye ses impôts sur ses revenus, a-t-il ajouté.
Photo : AP/Alex Brandon
Madonna
Six mois après la création de SafeGard
Medical Limited, alors enregistrée aux Bermudes, la chanteuse américaine
détenait
2000 actions de l’entreprise. Elles
étaient enregistrées à l’adresse de son gérant.
Cette société de matériel médical a été
dissoute en 2013. Madonna n’a pas répondu aux
requêtes de l’ICIJ.
Photo : AP/Alastair Grant
Bono
Le chanteur et militant Bono détient des
parts dans une compagnie enregistrée à Malte qui a investi dans un
centre commercial
en Lituanie, selon des documents de
l’entreprise. Un représentant de Bono confirme que le
chanteur était un investisseur
minoritaire dans cette compagnie liquidée en 2015. Malte
est un État bien établi au sein de
l’Union européenne où l’on enregistre des sociétés, a-t-il
ajouté.
Photo : Getty/Jonathan Leibson
Wilbur Ross
Le groupe WL Ross & Co – un
important client d’Appleby – est l’actionnaire principal de la compagnie
d’expédition maritime
Navigator. En devenant secrétaire
américain au Commerce, Wilbur Ross a conservé ses intérêts
financiers dans la compagnie grâce à un
réseau de filiales aux îles Caïmans. Il ne siège
plus au conseil d’administration de
Navigator depuis 2014. Contacté par l’ICIJ, un porte-parole
du département du Commerce assure que
Wilbur Ross se retire des dossiers qui présentent de
potentiels conflits d’intérêts avec son
rôle au gouvernement et respecte ainsi les « plus
hauts standards éthiques ».
Photo : Getty/Anthony Wallace
Une collaboration historique
Les Paradise Papers sont le résultat d’une rare collaboration entre des médias du monde entier.
Au cours des derniers mois, 382 journalistes de près
de 100 médias ont ratissé des tonnes de documents à la recherche
d’informations d’intérêt public. Les journalistes
ont lu des milliers de documents fiscaux et de courriels
confidentiels afin de comprendre l’univers – souvent
complexe – des paradis fiscaux.
Fort des expériences précédentes, le Consortium
international des journalistes d’enquête a permis aux médias d’échanger
leurs
trouvailles en toute confidentialité sur une
plateforme informatique sécurisée.
Sans cette collaboration à grande échelle, où le mot
d’ordre était le « partage extrême », il aurait été tout simplement
impossible de réaliser cette enquête de grande
envergure.
Au cours des prochains jours, Radio-Canada – et ses
partenaires autour du monde – dévoilera les multiples ramifications des
Paradise Papers.
Daniel Blanchette Pelletier journaliste, Melanie Julien chef de pupitre,
Gaétan Pouliot journaliste, André Guimaraes développeur et
Santiago Salcido designer