Analyse - Déployer des réseaux très haut débit, c'est bien. Mais pour les opérateurs, le retour sur investissements n'est pas évident. Qui devra payer : les utilisateurs, les éditeurs de contenus ? Faudra-t-il brider les réseaux en fonction des usages ? Au DigiWorld 2010 de l'Idate, les avis sont partagés.
Montpellier, envoyé spécial - Ce n'est pas un scoop, qu'il soit fixe ou mobile, le trafic data explose dans le monde, et les derniers chiffres donnent le tournis.
"Le trafic sera multiplié par 4,3 entre 2009 et 2014 et atteindra à cette date 0,75 zettabyte, soit 1 puissance 12 gigabytes. 95% de ce trafic sera généré par la vidéo. Aujourd'hui Netflix, le service star de films en streaming aux USA, représente 20% du trafic du Web américain aux heures de pointe", souligne Marc Latouche de Cisco lors du DigiWorld Summit de l'Idate 2010.
Comment faire pour que les réseaux tiennent une telle charge ? Les opérateurs sont en première ligne en investissant massivement sur la modernisation, l'optimisation ou la création de nouveaux réseaux (ADSL,fibre optique, LTE).
Mais ces acteurs sont dans une situation délicate : ils ne profitent pas vraiment de la chaîne de valeur créée, les éditeurs de contenus étant les premiers à profiter de la bande passante. Résultat, les prévisions d'investissements des opérateurs (en % du chiffre d'affaires) sont en baisse partout dans le monde entre 2011 et 2012, prévoit HSBC.
Déséquilibre entre hausse du trafic et revenus des opérateurs
"Il y a un vrai décalage entre la hausse du trafic et les revenus des opérateurs. Les coûts de réseau flambent mais les revenus associés ne sont pas suffisants", souligne Vincent Bonneau de l'Idate. "Il faut trouver le juste équilibre".
En parlant d'équilibre se pose en fait la question suivante : qui paiera la facture ? Comment transférer une partie de la valeur vers les opérateurs ? Les avis sont évidemment partagés selon le point de vue où on se place.
Les éditeurs de contenus sont dans la ligne de mire. "Une solution consiste à les faire payer en fonction du trafic généré. Cela se fait, de manière discrète, notamment aux Etats-Unis par Comcast", explique Marc Latouche.
"On peut également les pousser à investir dans la qualité de service à travers les acteurs du CDN (Content Delivery Network) qui proposent des solutions d'optimisation et qui permettent donc d'obtenir de meilleures performances sur le réseau". La hausse sensible du marché du CDN tendrait à prouver que cette approche a le vent en poupe.
L'optimisation des réseaux grâce aux solutions CDN insuffisante
Les fournisseurs de contenus préfèrent bien sûr cette solution à celle d'une rétribution faite aux opérateurs. "Nous payons déjà pour gérer les pics de trafic mais nous estimons que la vision des opérateurs, celle d'un réseau au bord de la rupture est alarmiste", tonne Martin Rogard, General Manager de Dailymotion. Reste que la star française de la vidéo en ligne a pris les devants pour soulager ses serveurs.
"Nous avons créé notre propre CDN qui permet d'équilibrer notre trafic en fonction des fuseaux horaires et nous avons passé des accords de peering. Notre trafic est ainsi optimisé ce qui conditionne notre développement. Les effets sont tellement positifs que nous avons 'récupéré' de la capacité nous permettant de vendre une solution de diffusion de vidéo en marque blanche et en cloud.", poursuit Martin Rogard.
Une approche partagée par Cisco : "La vidéo bouscule tout, le rôle des spécialistes du CDN devient critique et pourrait transformer la chaîne de valeur", souligne Marc Latouche. Reste que l'influence des CDN est encore marginale.
La technique est donc viable mais demeure insuffisante pour certains opérateurs qui peuvent être tentés de faire payer les gros consommateurs, de brider l'accès au réseau ou encore de hiérarchiser les contenus disponibles (gestion du trafic), mettant de fait en danger la neutralité du Net, c'est-à-dire l'égalité de tous les services sur le réseau.
La neutralité du Net remise en cause d'abord sur le web mobile ?
"Attention, le marché ne comprendrait pas cette approche, surtout au regard du respect de la neutralité", prévient Vincent Bonneau de l'Idate. Mais si une telle vision est encore lointaine pour le Web fixe, elle devient palpable pour le haut débit mobile où la ressource (les fréquences) sont beaucoup plus rares.
Michel Combes, P-DG de Vodafone Europe en est d'ailleurs convaincu depuis plusieurs années déjà. "Il faut revoir les logiques de facturation de l'Internet mobile afin de répartir de façon plus équilibrée les revenus tout au long de la chaîne de valeurs.".
Et de poursuivre : "Plusieurs niveaux de prix sont envisageables, l'abonné paye ainsi pour le débit dont il a besoin. Du best-effort pour celui qui regarde de la vidéo le week-end ou du Premium à accès garanti en semaine pour les autres. Chacun doit pouvoir choisir en fonction de ses besoins. Cela permet également de faire baisser le ticket d'entrée avec des petits forfaits pour une consommation occasionnelle".
Vodafone passe aux actes avec des niveaux de prix en fonction des besoins
En matière de forfaits Premium, Vodafone est passé de la parole aux actes en Espagne, aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne. "L'accueil des clients est bon", assure Michel Combes. Quant aux risques sur la neutralité, le CEO estime qu'en étant transparent, les opérateurs pourront convaincre les utilisateurs.
France Télécom n'est pas du même avis. "Multiplier les offres en fonction de x besoins ou facturer au Mo serait très mal compris par les consommateurs car il n'a pas les cartes en main pour réguler une consommation qui n'est jamais la même", souligne Olivier Ondet, responsable de la régulation chez l'opérateur historique.
Même défiance envers la gestion de trafic : "C'est complexe à mettre en place et à expliquer à l'utilisateur final. Comment quantifier par exemple un service/accès minimal à l'Internet mobile ?".
Pas d'alternative autre que partager les efforts entre utilisateurs et éditeurs de contenus
Quelle serait alors l'alternative ? Pour le responsable d'Orange, les fournisseurs de contenus doivent passer à la caisse. "Le régulateur doit imposer un coût d'interconnexion ou de transit sur les réseaux surtout au moment où les éditeurs de services optimisent leurs infrastructures à travers les NCN. Ce coût serait proche du coût réel d'interconnexion. Il serait généralisé pour éviter une distorsion de la neutralité entre ceux qui paieraient et ceux qui ne paieraient pas".
On connaît depuis longtemps les positions de France Télécom sur la question : les géants du Web doivent payer. Reste que pour Vincent Bonneau de l'Idate, il n'y aura pas de solution miracle. Traduction, utilisateurs et éditeurs devront à terme partager les efforts.