Si un algorithme prédit à partir de millions de données croisées que vous avez 43 % de probabilités de performer dans une entreprise, devrait-on vraiment vous embaucher? À l’heure dubig data, quelle valeur conserve votre CV?
On estime qu'en 2020,le volume de données va atteindre environ 40 Zettaoctets.Ça équivaut a ramasser tous les grains de sable de la planète , et de multiplier le total par 75.C'est ça 40 Zettaoctets de données !
Au printemps dernier, Phil Renaud s’est trouvé un boulot formidable… comme par magie.
Déménagé à Halifax en janvier 2013 pour se rapprocher de la famille, après sept ans passés à Phoenix, le développeur avait déniché un emploi peu satisfaisant en développement de logiciels. Jusqu’à ce que Tim Burke, fondateur d’une jeune entreprise techno basée dans la capitale néo-écossaise, se mette à le suivre sur Twitter.
«Tim m’a invité à aller prendre un café pour discuter de possibilités d’emploi, disant que mon nom était “ressorti”.» Pourtant, la page LinkedIn de Phil le situait toujours à Phoenix. L’entrepreneur ne lui a d’ailleurs pas précisé tout de suite comment au juste il l’avait découvert. «J’avoue que j’aurais peut-être eu peur s’il me l’avait dit!» rigole Phil.
En effet, la technique relève quasiment de Big Brother : Tim Burke a mis au point un algorithme capable de trouver le candidat idéal… sur Twitter.
Twitter, c’est 555 millions d’utilisateurs au profil documenté qui partagent des photos, émettent 9 100 gazouillis à la seconde et consultent le moteur de recherche 2,8 milliards de fois chaque jour.
L’outil, nommé Tactics HR, fouille les profils des abonnés, les connexions (qui suit qui et qui est suivi par qui), les contenus partagés et les sujets discutés. Tout ça pour déterminer, parmi la multitude de professionnels présents sur le site de microblogage, qui répond le mieux aux critères d’un employeur sans même avoir à poser les yeux sur un seul curriculum vitæ.
Travail d’amateur? Loin de là. Twitter, c’est 555 millions d’utilisateurs au profil documenté qui partagent des photos, émettent 9 100 gazouillis à la seconde et consultent le moteur de recherche 2,8 milliards de fois chaque jour. C’est un Everest de données.
Depuis mai 2013, Phil Renaud travaille à améliorer l’outil même qui l’a repéré. «C’est cool de savoir dès le premier jour que le produit sur lequel tu travailles fonctionne», dit-il. Pas de doute possible dans son cas! C’est là toute la magie du big data.
Le pétrole du XXIe siècle
Le quoi? Le big data, c’est le buzzword du moment… et du futur! Il s’agit des volumineuses données numériques disparates dont la manipulation requiert des logiciels d’analyse et des bases de données puissants.
Dans les faits, l’analyse de données n’a rien de nouveau. «Depuis les années 1980, les entreprises ont déboursé beaucoup d’argent pour capter les données», explique Thierry Badard, professeur adjoint au Département des sciences géomatiques de l’Université Laval.
Ce qui change depuis quelques années, c’est la quantité produite. Chaque jour, 2,5 trillions d’octets de données sont générés dans le monde, selon IBM, et ça s’accélère à un rythme fou : 90 % des données planétaires ont été créées ces deux dernières années. N’importe qui traite plus de données en une journée qu’une personne n’en traitait dans toute sa vie il y a 500 ans! Et avec l’arrivée des réseaux sociaux et l’engouement pour les données ouvertes, ces données sont plus accessibles que jamais.
«On dit que les données sont le pétrole du XXIe siècle», dit l’analyste en intelligence d’affaires et chargé de cours à l’UQAM, Philippe Nieuwbourg. Elles permettent aux entreprises de comprendre et prédire le comportement des consommateurs, et donc de mieux vendre leur salade.
En recrutement, aussi, c’est une question d’argent. «Utiliser le big data n’est pas qu’un truc pour épater la galerie ni un gadget en option – ça permet aux décideurs d’économiser des millions de dollars par an en coûts de main-d’œuvre», soutient Carl Tsukahara, vice-président exécutif, marketing et produit chez Evolv, une entreprise de San Francisco qui offre des services d’analyse du big data en ressources humaines.
Combien coûte une mauvaise embauche au juste? Dans 41 % des cas, les employeurs ont jeté par les fenêtres plus de 25 000 $ en raison d’erreurs de recrutement en 2012, selon un sondage Harris Interactive réalisé pour CareerBuilder auprès de 2 500 entreprises américaines. Et ces ratés sont fréquents : 7 employeurs américains sur 10 affirment s’être fourvoyés cette année-là.
Avec le
big data, ce ne sont plus vos expériences alignées dans un cv qui font de vous un bon ou un mauvais candidat, c’est la compilation des données vous concernant.
À la base, le recrutement est une question de feeling. À part le tri numérique de CV dans les grandes entreprises, le processus fait peu appel aux technologies. «Les partenariats des services de RH et de TI dans les organisations, ça ne marche pas fort présentement, affirme Andrée Laforge, chef de produit chez Syntell, un fournisseur de solutions d’affaires comme la gestion des données sur la main-d’œuvre. Les gens de RH rechignent à aller voir les TI, et les TI regardent ceux des RH de haut, se disant qu’ils ne comprennent jamais rien!»
Mais en utilisant la masse de données désormais accessible, les recruteurs pourraient cibler les meilleurs candidats avec plus de précision. «Plus vous aurez de données, plus vous serez fins dans vos analyses et plus vous pourrez poser des gestes qui vont amener des conclusions intéressantes», avance le professeur Thierry Badard. Les recruteurs pourraient ainsi mieux se concentrer sur les entrevues, leur grande force, où se fera toujours le choix final.
Contrer les idées préconçues
À partir de quantités astronomiques de données pêle-mêle, les analystes peuvent découvrir des tendances insoupçonnées. Google a ainsi rectifié son processus de recrutement après avoir découvert que les résultats scolaires des candidats n’étaient pas un critère de sélection valable, puisqu’ils ne sont en rien liés à la performance des employés.
Avec le big data, ce ne sont plus vos expériences alignées dans un CV qui font de vous un bon ou un mauvais candidat, c’est la compilation des données vous concernant. À l’instar de l’algorithme de Jon Kleinberg de l’Université de Cornell et de l’ingénieur de Facebook Lars Backstrom, qui peut prédire les chances de durée d’un couple à partir de comptes sur le réseau social, des formules mathématiques peuvent évaluer vos chances de performer dans une entreprise donnée.
«Le CV peut être un bon moyen de présenter l’expérience d’un employé, mais ne présente pas son profil entier ni son potentiel», pense Carl Tsukahara, d’Evolv.
Au fil de ses mandats, Evolv a découvert que les anciens prisonniers sont d’excellents employés au service à la clientèle par téléphone. Que les personnes qui postulent à un emploi en ligne grâce à un fureteur comme Chrome ou Firefox restent 15 % plus longtemps en emploi que celles qui le font avec un fureteur de base comme Internet Explorer. Et que les candidats qui avaient menti en entrevue à la question : «À quel point êtes-vous à l’aise avec les ordinateurs?» sont de meilleurs vendeurs que ceux qui avaient été honnêtes.
Ne crée-t-on pas ainsi des préjugés? «L’analyse de données est utilisée comme ça depuis longtemps par les compagnies d’assurance, qui savent, par exemple, que les voitures rouges ont plus souvent des accidents que les voitures noires. Ce n’est pas un préjugé, c’est scientifique!» explique Philippe Nieuwbourg.
Evolv assure qu’elle élimine de ses analyses prédictives tout critère qui serait discriminatoire, par exemple l’âge ou l’origine ethnique.
Tout ça est probablement à l’avantage du travailleur, car une candidature est jugée de façon plus objective par le big data que par un recruteur dont les critères ne sont pas forcément appuyés par des faits.
Mais les données ne sont pas infaillibles non plus. «C’est sûr que les employeurs qui sont passés au big data doivent en échapper, des gens compétents, affirme Andrée Laforge. Mais les recruteurs en échappent déjà : si une personne a mal présenté son CV ou mal rempli le formulaire en ligne sur le site Carrières d’une entreprise, par exemple, on peut laisser passer un bon profil.»
Dans ce dossier sur le recrutement à l’ère des réseaux sociaux