Deux cyberharceleurs étaient à la barre ce mardi. Un procès rare, tant la frontière entre virtuel et réel est encore solide.
"Il m'est arrivé de recevoir 70 menaces de mort et de viol par jour". Assise à la terrasse d'un café parisien, Marion Séclin se refait le film. Quarante mille commentaires de haine, uniquement recensés sur YouTube, ont fait d'elle la "championne de France du cyberharcèlement". Le tort de cette vidéaste de 27 ans, aux yeux de ses persécuteurs anonymes ? Publier une vidéo sur... le harcèlement de rue. La boucle est bouclée.Ecoutez Iris Péron et Emilie Tôn parler du combat, de Nadia Daam notamment, contre le cyberharcèlement (sur Soundcloud).
Son cas est loin d'être unique. Avec Internet, l'espace de nos vies s'est étendu et, avec lui, l'espace de nos conflits. Insultes, menaces de mort ou de viol, comme Marion Séclin, d'autres internautes ont été la cible de campagnes virulentes sur le web ces dernières années. Bien que virtuelles, les attaques n'en sont pas moins violentes. D'où les termes, utilisés par les victimes, de "raids", de "descentes, semblables à celles du GIGN", le tout mené "en meute" par des harceleurs cachés derrière des pseudonymes.
ON EN PARLE >> Cyberharcèlement: le procès symbole
Ce phénomène touche bien sûr des personnalités publiques. Mais pas que. Des anonymes ont aussi vécu pareille expérience, même si ces derniers n'ont pas toujours les moyens de mener la bataille judiciaire et choisissent parfois le silence par peur des représailles. Nadia Daam, elle, a décidé de faire de son affaire un exemple, du procès de ses persécuteurs un "procès symbole". A la suite d'une chronique sur l'antenne d'Europe 1 fustigeant les utilisateurs du forum Jeuxvidéos.com, la journaliste a reçu plus de 3 000 messages de haine. Neuf mois de procédures plus tard, ce mardi, elle faisait face à deux de ses cyberharceleurs, finalement condamnés à six mois de prison avec sursis par le tribunal correctionnel de Paris. "Aux autres, regrette-t-elle auprès de l'Express, il n'arrivera rien..."
"C'est de pire en pire"
Bien souvent, il est vrai, l'impunité est la règle, alors que les victimes vivent un cauchemar au quotidien. Pionnière parmi les Français ciblés par des raids d'internautes, Amandine Rollin, plus connue sous le nom d'"Amandine du 38", a été harcelée des années durant, en raison d'une vidéo amateure dans laquelle elle s'essayait au rap. Incitations au suicide ponctuées d'insultes et de menaces... L'offensive dure au point qu'Amandine quitte son lycée. "J'en ai marre que vous vous moquiez. C'est lourd. S'il vous plaît, laissez-moi tranquille", supplie-t-elle dans une autre vidéo.Parce que le harcèlement se poursuit jusque dans l'intimité, les victimes se sentent acculées. Et pour que le supplice cesse, le pire est parfois envisagé. Le 3 mars 2016, Juliette, 15 ans, s'est jetée sous un train à 800 mètres de son lycée. Deux ans plus tôt, Marion, une collégienne de 13 ans, se pendait après la rédaction d'une lettre où elle expliquait souffrir des brimades de ses camarades, notamment sur Facebook. Toutes deux connaissaient leurs tortionnaires. Car, quand il touche les jeunes, le harcèlement en ligne est souvent le fait de proches. Selon la présidente de l'association e-Enfance, Justine Atlan, chaque année, trois à quatre ados se donneraient la mort après un épisode de cyberharcèlement.
"Quand on te répète 'meurs', 'suicide toi', au bout d'un moment, tu as envie de te jeter par la fenêtre. C'est de la persécution", confie Nadia Daam. Et de décrire comment le cyberharcèlement est devenu harcèlement tout court : "Quelqu'un a mis des coups dans ma porte. Ils avaient mon adresse, le code d'entrée de mon domicile...", se remémore la chroniqueuse qui a bénéficié des rondes d'une patrouille de police en bas de chez elle. Elle poursuit : "Je n'ai pas organisé de signature pour mon bouquin car j'ai peur qu'on vienne m'agresser. Le jour du procès reporté, trois hommes étaient présents dans le fond de la salle, pour me narguer." Une vulnérabilité permanente, et lourde à supporter pour cette mère qui craint, plus que tout, que cette affaire ne retombe sur sa fille. "Ils ont retrouvé son collège, alors qu'elle ne porte même pas mon nom. Pendant un mois, nous avons dû prendre des mesures pour la protéger."
"Si cela arrivait à une fille lambda, ça serait différent"
L'élu parisien PCF Ian Brossat, qui, en 2016, a décidé de poursuivre les auteurs de deux tweets homophobes "particulièrement immondes", a souhaité porter plainte "pour l'exemple", comme Nadia Daam. Tous deux ont eu l'avantage majeur d'être épaulés par leur employeur : la Ville de Paris pour le premier, Europe 1 pour la seconde. Et ils le concèdent : être une personnalité publique a levé des barrières. "Ils se sont chargés de tout, y compris les frais de justice. Sans eux, je ne pense pas que je l'aurais fait", admet Nadia Daam.La médiatisation a également aidé à mener à un procès, estime-t-elle. "Webedia [propriétaire du forum d'où viennent ses harceleurs présumés] a accepté de collaborer en fournissant des données sur les auteurs des messages, craignant d'être 'touché au portefeuille' après des appels au boycott d'annonceurs." Avec un regret : "Si cela arrivait à une fille lambda, ça serait différent."
Son avocat, Me Éric Morain, confirme. En matière de cyberharcèlement, il défend "des personnes parfois mineures, issues du milieu associatif, scolaire, ou encore universitaire", toutes "harcelées sur les réseaux sociaux à la suite d'une expression de leur opinion." Mais le parcours judiciaire de ces dossiers, dont le nombre est selon lui en hausse, demeure compliqué. "Toutes les plaintes n'aboutissent pas car les victimes ne sont pas toujours bien reçues, dirigées et prises en compte par les services de police ou de gendarmerie". Le pénaliste est même amer : "Un enquêteur a un jour dit à l'un de mes clients : 'Ça va passer, il faut juste ne pas vous reconnecter'."
En février dernier, Mégane, jeune femme elle-même ciblée par des "raids", racontait à L'Express les difficultés rencontrées au commissariat au lendemain de la première vague de haine qu'il lui avait fallu affronter. "Ce que je décrivais n'était pas un motif de plainte pour le policier. Si j'en étais là, c'est parce que je n'avais pas été assez prudente." A force d'insistance, le policier cède, mais rédige son procès verbal "un peu n'importe comment". Après plusieurs mois sans nouvelle, elle dépose finalement plainte auprès du procureur de la République. Elle vient d'apprendre la tenue d'un procès.
La police a conscience de ce besoin d'évoluer, face à un phénomène encore nouveau. "Nous axons notamment notre formation sur le recueil de plainte, afin de donner des conseils sur l'attitude à adopter avec les victimes de cyberharcèlement", explique Catherine Chambon, sous-directrice de l'unité de lutte contre la cybercriminalité à la direction centrale de la Police judiciaire. Elle précise que 500 investigateurs spécialisés sont susceptibles de travailler sur ces dossiers, en appui des policiers qui "effectuent les premiers actes".
Mettre des noms sur des pseudos
Mais après le dépôt de plainte, une question persiste : qui poursuivre ? L'ensemble de la "meute", quitte à perdre du temps ? Ou seulement quelques profils, les plus véhéments ? Nadia Daam et son avocat ont fait un "tri", listant une quinzaine de profils. Seuls sept seront identifiés et retrouvés. "Trouver les adresses IP de ces personnes est relativement facile. Mais ensuite, il faut déterminer où elles vivent", explique Aurélien Enthoven, fils de l'essayiste et chroniqueur d'Europe 1 Raphaël Enthoven et de Carla Bruni. Le jeune youtubeur a lui-même été ciblé par une communauté qu'il qualifie de "nationale-socialiste", dont la plupart vivrait à l'étranger. "Dans ce cas, on ne peut rien faire", déplore le passionné de paléontologie.PRATIQUE >> Cyberharcelé(e)? "Conservez bien les preuves"
La youtubeuse Marion Séclin, elle, n'avait "ni les finances, ni le temps" de poursuivre ses persécuteurs. "Je ne voulais pas demander de l'aide et je ne me voyais pas perdre. Je ne savais même pas contre qui porter plainte. Je ne voulais pas en désigner une poignée et les tenir responsables des dires de toute une communauté." Catherine Chambon abonde. "Le phénomène de raids en ligne est un phénomène de dilution. Il est donc compliqué d'imputer la responsabilité à une personne spécifique", analyse-t-elle, précisant ne pas disposer de chiffres pour quantifier le cyberharcèlement.
Sexisme, racisme, homophobie
Les paroles sont pourtant graves et ciblent souvent les femmes. "Le cybersexisme est incroyable sur Internet. Nous avons plus de femmes que d'hommes qui nous appellent", confirme Nathalie Dupin, sociologue et conseillère sur la ligne d'écoute de protection des mineurs sur Internet. La finesse n'est par ailleurs pas leur fort. "La milf brunette, je lui remplis sa bouche de mon foutre", écrivait notamment l'un des harceleurs de Nadia Daam, qui comparaissait ce mardi.LIRE AUSSI >> Cyberharcèlement des femmes: des mesures pour combattre la haine en meute
Dans le cas de la journaliste, le sexisme s'ajoute au racisme. Selon son décompte, ses origines marocaines sont mentionnées dans un message sur deux. "En plus, je suis juive, c'est le super combo." La journaliste ne croit pas si bien dire. Car si le cyberharcèlement vise très majoritairement les femmes, un lien supposé avec le judaïsme, comme dans le cas d'Aurélien Enthoven, peut rameuter des hordes antisémites. "J'avais déjà reçu des commentaires de ce type. Mais là, ils dépassaient tout. L'un des derniers messages disait que j'avais ma place dans une chambre à gaz...", se remémore l'intéressé. Les victimes partageraient donc certaines similitudes. Mais, en face, dans le camp des harceleurs, peut-on en dire autant ?
Des individus "insérés dans la société"
Difficile de dresser le portrait de ces anonymes qui agissent sous pseudo et prennent parfois le soin de cacher leur adresse IP, empêchant ainsi la justice de les identifier. Il serait tentant d'imaginer le jeune ado geek encapuché, toujours fourré derrière son écran. En réalité, toutes sortes de profils ont été identifiés au fil des enquêtes. Fin mai, deux individus ont été condamnés à des amendes pour des "injures à raison du sexe" proférées sur Facebook. A la surprise générale, il s'agissait de deux médecins. Dans l'affaire Nadia Daam, l'un de ses persécuteurs "a avoué qu'il n'avait même pas entendu sa chronique", explique l'avocat Me Eric Morain...L'adjoint au logement à la mairie de Paris, Ian Brossat, est l'un des rares à avoir pu soutenir le regard de son harceleur dans un tribunal. En janvier 2017, c'est seul qu'il comparaissait pour "injure publique en raison de l'orientation sexuelle". Là encore, le profil détonne avec la teneur des propos : l'accusé est un résident du 16e arrondissement, adhérent du parti Les Républicains. "J'ai été frappé par le décalage entre son agressivité sur Twitter et sa timidité maladive, voire pathétique, devant les juges. Il était incapable de s'expliquer, alors qu'il avait déjà été condamné pour des insultes envers Christiane Taubira."
Contrairement aux idées reçues, les classes sociales le plus éduquées sont très présentes parmi les harceleurs. "Il y a un sentiment de supériorité, et donc d'impunité", développe Nathalie Dupin. "J'étais surprise de découvrir que ce n'était pas des ados", renchérit Nadia Daam, dont les harceleurs ont 21 et 34 ans. "Ils travaillent, sont totalement insérés dans la société, payent leurs impôts, comme tout le monde."
"Il n'y a pas d'imperméabilité entre Internet et la vie réelle"
Ont-ils seulement conscience de la gravité des faits ? La sociologue Nathalie Dupin ne le croit pas. "Les harceleurs [2% des cas qui appellent la ligne d'écoute de protection des mineurs sur Internet, NDLR] disent que c'est pour rire. Ils ne réalisent pas l'impact que peuvent avoir leurs paroles. Ils dédramatisent beaucoup, jusqu'au jour où ils apprennent qu'une plainte a été déposée contre eux, avec des preuves."Jusqu'au jour où, peut-être aussi, ils découvrent les conséquences que leurs actes ont pu avoir sur leur victime ? Marion Séclin explique ainsi avoir "parfois peur de sortir ou d'aller dans certaines villes". Pour se protéger, la youtubeuse a quitté Twitter, tout comme la journaliste Nadia Daam, qui a également décidé de déménager. La journaliste garde cependant espoir que son affaire puisse faire comprendre que "harceler n'est pas sans conséquence". Son avocat, Me Morain, lui, veut faire de ce procès "celui de la revanche du réel sur le virtuel". "La priorité est de créer un précédent afin que tout le monde - harcelés, harceleurs, pouvoirs publics - comprenne que cette supposée imperméabilité entre Internet et la vie réelle n'existe pas", explique la chroniqueuse. Et de rappeler : "La personne d'Internet est la même personne en vraie."