Un Logique nommé Joe (A logic named Joe):
Murray Leinster (1896-1975), de son vrai nom William Fitzgerald Jenkins, est ce qu’on peut appeler un vétéran de la science-fiction étatsunienne : il a en effet commencé à publier au lendemain de la Première Guerre mondiale, et fit preuve d’une vitalité et d’une prolixité remarquables, alignant un bon millier de textes, dont une faible partie a finalement été traduite en France. Il est pourtant quelque peu oublié de nos jours, et la réédition de cette courte nouvelle devrait permettre de porter un regard attentif sur une œuvre qui le mérite.
« Un logique nommé Joe », publié initialement en 1946, est proposé pour la première fois en France par la revue Fiction en 1967, puis repris dans « La Grande Anthologie de la Science-Fiction » pour le volume Histoire de machines (1974), et une troisième fois dans l’excellente anthologie de Patrice Duvic Demain les puces
(1986). Cette nouvelle publication, qui francise davantage
l’orthographe du principal protagoniste – logic devient ici logique –,
permet donc de (re)découvrir un texte dont les éditions antérieures sont
toutes épuisées. Le titre énigmatique devient en réalité nettement plus
compréhensible quand on remplace logique par ordinateur personnel.
L’histoire
imaginée par Murray Leinster est en effet censée se dérouler dans un
futur non précisé, où les immenses machines informatiques contemporaines
de l’auteur ont été remplacées par des appareils ne prenant pas
davantage de place qu’un écran de télévision, et dont disposent tous les
foyers, entreprises, administrations… Surtout, ces ordinateurs sont
tous reliés entre eux, et en consultant des bases de données
centralisées, peuvent répondre à toute question ou résoudre tout service
dont aurait besoin son utilisateur(moteur de recherche Google ou Google Home). La prescience de Murray Leinster
est ici proprement stupéfiante, car on reconnaît assez bien notre
environnement actuel : « Vous voyez le tableau. Vous avez un logic chez
vous. Ca ressemble à un poste de télévision, sauf qu’il y a un clavier
au lieu de boutons ; vous y tapez ce que vous voulez obtenir. Il est
relié à la banque mémorielle (…) Et si vous demandez la météo, ou qui a
gagné le tiercé aujourd’hui, ou qui était sous-secrétaire d’État pendant
l’administration Garfield, vous l’aurez aussi sur l’écran. A cause des
relais de la banque mémorielle. La banque, c’est un grand bâtiment qui
contient tous les faits de la création et des enregistrements de toutes
les émissions jamais réalisées (…) et tout ce que vous voulez voir,
savoir ou entendre, vous tapez et ça vient. » L’effort d’imagination est
faible permettant d’y voir les ordinateurs qui nous suivent comme des
ombres, le réseau internet et ses data centers…
L’intrigue,
comparativement à ce travail de futurologue, peut paraître décalée
tellement elle est légère. Murray Leinster, grâce à cette irruption
d’une femme fatale dans la vie bien rangée d’un technicien informatique,
répondant au doux surnom de Ducky, donne en fait l’impression de
vouloir atténuer l’inquiétude véhiculée par sa nouvelle. C’est en effet
par le harcèlement dont elle fait preuve que Laurine, son ex-petite
amie, permet à Ducky de découvrir l’origine d’un dysfonctionnement
majeur du réseau des logiques. Suite à une erreur de fabrication, l’un
d’entre eux, Joe, se retrouve en effet dénué de tout blocage, et
s’empresse de proposer à tous les utilisateurs de répondre à n’importe
quelle question visant à leur faire plaisir. On a là comme un
détournement des fameuses lois de la robotique d’Asimov, puisqu’on voit
se multiplier les escroqueries, les préparations de meurtres, les vols,
jusqu’à la possibilité de mettre au point des bombes.
Murray
Leinster expose ainsi toute la tentation que véhicule l’Internet
actuel, toutes les dérives dont il est porteur, jusqu’à la transparence
totale de la vie privée et les manipulations sur lesquelles il ouvre,
trouvant à ce basculement mortifère une réponse assez simple, basée sur
l’impossibilité de mentir de la part des programmes informatiques. Il
ouvre ainsi de manière extrêmement précoce une réflexion sur la
dépendance que l’informatique génère (« Les logics ont transformé la
civilisation ! Les logics sont la civilisation ! Sans eux, nous sommes
perdus ! »), non sans nourrir possiblement, en arrière-fond, une crainte
des régimes totalitaires tels que les percevaient certains auteurs,
comme le soviétique Zamiatine ou Orwell, deux ans plus tard.
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